Laurent Lapierre : point de vue
sur l'enseignement par la méthode des cas
Cas rédigé par Joëlle
PIFFAULT sous la direction du professeur Taïeb HAFSI
Laurent Lapierre a 48 ans en 1989.
Il est professeur agrégé à l'École des Hautes
Études Commerciales de Montréal. Ses cours tournent autour
des thèmes de la direction, du leadership et de l'influence de la
personnalité des gestionnaires sur leurs pratiques. Il est aussi
impliqué dans le lancement d'un nouveau programme de formation de
gestionnaires d'entreprises artistiques et culturelles. Par ailleurs, il
est le rédacteur en chef de la revue Gestion, une des rares
revues académiques en gestion du monde francophone, dont les lecteurs
sont à la fois des universitaires et des gestionnaires.
Laurent Lapierre laisse une forte
impression à ses étudiants. Les évaluations qu'ils
font de ses cours sont très élogieuses. Il est pourtant venu
tardivement à l'enseignement universitaire. C'est un homme dont
le cheminement de carrière, s'il recèle une cohérence
de fond, pourrait apparaître tortueux : d'abord spécialisé
en pédagogie, puis gestionnaire dans des théâtres,
il a entrepris un M.B.A. à l'âge de 32 ans, puis un doctorat.
Il s'est ensuite tourné vers la psychanalyse pour compléter
sa formation, tentant d'apporter à la compréhension du leadership
en gestion la lumière des découvertes sur l'inconscient et
la personnalité.
De par son action quotidienne et
ses nombreuses publications, il jouit auprès de ses collègues
de beaucoup de crédit et de respect. Il a développé
avec plusieurs d'entre eux une solide complicité. C'est un professeur
très actif, qui est souvent impliqué dans une multitude de
projets. Il est curieux et attiré par les nouvelles idées,
les domaines de connaissance qu'il n'a pas encore approchés. Il
se plaint en riant d'être toujours entraîné presque
à son insu dans d'innombrables activités. Il admet cependant
que c'est de cette façon qu'il a toujours appris le plus : par l'action.
Sa biographie, que l'on survolera plus loin, le prouve d'ailleurs éloquemment.
La méthode des cas, que Laurent
Lapierre utilise de façon systématique et quasi exclusive
dans son enseignement, correspond à ce pragmatisme. Pour lui, cette
méthode s'inscrit dans sa conviction que l'apprentissage par l'action
porte les résultats les plus durables et les plus profonds : bien
des choses ne se comprennent vraiment que par l'expérience.
L'utilisation de la méthode
des cas relève aussi pour Laurent Lapierre d'une autre conviction,
qui concerne celle-là sa vision de la gestion. Pour lui, cette discipline
est un domaine où la part de subjectivité est essentielle.
Il admet que la gestion comporte des aspects objectivement mesurables,
comme les forces et les faiblesses de l'entreprise ou les caractéristiques
de l'environnement. En définitive cependant, il souligne que la
décision qui peut amener le succès - ou l'échec -
d'une entreprise est toujours prise par un individu. La méthode
des cas utilisée dans une telle perspective vise à communiquer
l'univers intérieur des dirigeants, non pas pour l'ériger
en modèle, mais pour proposer des façons de faire et des
pratiques qui permettront à chacun de découvrir sa propre
subjectivité, et ainsi ce qui lui convient en particulier. Les deux
convictions sont donc liées : l'expérience d'autrui peut
devenir un outil aussi important que l'expérience que l'on acquiert
par soi-même.
Laurent Lapierre, en exposant sa
méthode d'enseignement, ne vise pas à la recette :
"Quand j'ai eu à guider
d'autres professeurs avec lesquels je travaillais, il m'est souvent arrivé
de leur faire des suggestions allant dans le sens de ce qui me semblait
être "l'esprit de la méthode des cas". Maintenant, mon approche
a changé. Je leur conseille de faire ce qui les sécurise
d'abord, ce qui les met à l'aise."
Il y a autant de façons d'enseigner
qu'il y a de professeurs, et chacun doit trouver la méthode qui
s'accorde avec ce qu'il est. Ici comme en gestion cependant, l'observation
des pratiques d'autrui peut être éclairante et porteuse d'apprentissage.
C'est donc à une telle observation qu'est convié le lecteur
dans les pages qui suivent.
L'enseignement : une vision et
une passion à partager
La façon habituelle de procéder
veut qu'un professeur, mis devant la tâche de préparer un
cours, commence par concevoir un plan de cours comprenant un ensemble de
concepts à enseigner, puis cherche les matériaux qui vont
permettre de véhiculer ou d'illustrer ces concepts. Laurent Lapierre,
lui, fait l'inverse. Procédant davantage de façon inductive,
il cherche d'abord du matériel qui le séduise, le stimule,
lui donne envie d'aller plus loin. Il lit des cas, des articles, visionne
des vidéos, consulte les plans de cours de confrères qui
enseignent des matières semblables.
"Je bâtis mon plan de cours
avec la même préoccupation que j'avais quand j'étais
enseignant au primaire ou que je discutais d'une programmation de théâtre.
Je cherche partout du matériel intéressant. Je me demande
si je peux passer une heure et quart en classe, stimuler et intéresser
les étudiants... En allant au bout de ce raisonnement, si j'enseignais
un cours de management et que je n'avais pas de matériel intéressant
pour une séance en particulier, la planification par exemple, je
ne l'enseignerais pas... Je ne peux pas fonctionner uniquement avec des
concepts théoriques. S'il n'existait rien, je me poserais des questions
: "Pourquoi n'existe-t-il rien?", "Est-ce impossible de construire un matériel
intéressant pour illustrer ce concept?", "Pourquoi personne n'y
a-t-il pensé?", "Pourquoi personne ne l'a-t-il fait?" Et j'essaierais
de le faire. S'il m'était impossible de construire ou de trouver
du matériel pédagogique intéressant pour faire passer
ce concept, je pourrais penser qu'il s'agit d'un "délire de professeur",
et qu'en fait la notion ne correspond à rien dans la réalité.
Mon approche est simple, elle consiste à se baser sur du matériel
clinique, empirique."
Cette démarche ne relève
cependant pas de l'induction pure : à la base, Laurent Lapierre
a une vision, des préoccupations et des intérêts qui
orientent sa démarche :
"Il y a des choses qui me paraissent
importantes dans la direction d'une organisation : l'imagination, la vision,
l'intuition, la rivalité et le politique en gestion, les habiletés
de direction, l'agressivité, la culpabilité, la carrière,
l'anxiété de persécution, l'anxiété
de compétition, la peur du succès, la peur de l'échec,
etc. J'ai un biais évident : mon travail sur la personnalité
et sur les aspects affectifs. Je sélectionne du matériel
qui montre le lien entre la personnalité des dirigeants et leurs
pratiques de gestion, car c'est ce que j'essaie de faire passer dans mes
cours. Dans le plan de cours, je mets des choses qui me passionnent, des
cas qui pour moi présentent de l'intérêt. Les lectures
que je mets au programme ne sont pas innocentes, elles ont un but et mes
étudiants le savent."
Bien qu'il se dise assez directif en
classe, Laurent Lapierre préfère définir son rôle
comme celui d'un guide :
"Je me passionne depuis longtemps
pour les questions de direction et de leadership. J'ai donc une certaine
avance sur mes étudiants. Je les fais embarquer dans ce qui est
mon intérêt, et après, je n'ai plus besoin d'enseigner
de façon magistrale. Je vais plus loin en classe en suivant le chemin
dans lequel m'entraînent les étudiants qu'en leur faisant
suivre le mien. Je suis encore capable de m'émerveiller, ils m'apprennent
des choses et s'en apprennent mutuellement. Mais à cause de l'avance
que j'ai sur eux, ils sentent quand même que c'est moi qui mène."
Le plan de cours est un document important
pour comprendre l'approche de Laurent Lapierre. Il est très détaillé.
Dans la première partie, le professeur donne des indications générales
comme la perspective du cours, ses objectifs, la méthode d'enseignement
(principalement basée sur des cas écrits ou filmés),
l'évaluation du travail de l'étudiant, la liste du matériel
obligatoire, les travaux individuels que les étudiants doivent fournir
et le genre de questions qu'ils doivent se poser pour préparer ces
travaux. La deuxième partie du plan de cours décrit avec
beaucoup de minutie le déroulement de chaque séance.
Ainsi, le plan du cours "Administration,
leadership et personnalité", qui se compose de treize séances,
aborde un thème différent chaque semaine. Chaque thème
a pour but de faire réfléchir l'étudiant sur une question
bien précise devant lui permettre :
"(...) de traiter de la dynamique
individuelle, de l'influence de la personnalité dans les pratiques
de direction, du pouvoir, de l'habileté politique, de la gestion
du changement, du conflit ou de la gestion de sa carrière."
Pour chaque séance, la discussion
porte soit sur un cas, parfois deux, soit sur un vidéo ou encore
un film. Des références théoriques servent aussi de
soutien à la discussion. Elles sont assurées par une série
de lectures que les étudiants doivent effectuer en préparation
au cours. Le plan de cours comprend aussi une bibliographie sélective
comportant les ouvrages les plus importants du domaine et les plus intéressants
pour les étudiants.
Laurent Lapierre utilise des cas
où l'accent est mis sur la description de la personnalité
d'un dirigeant, de ses habitudes particulières, de ses préférences,
de ses réactions face à diverses situations. Bien souvent,
la biographie du dirigeant étudié est exhaustive, remontant
jusqu'à la petite enfance, exposant les relations avec les parents,
les frères et soeurs, examinant les crises ou les événements
marquants, livrant enfin à l'analyse de l'étudiant tout ce
qui a pu déterminer en partie les modes de fonctionnement les plus
enracinés de l'individu. Pour Laurent Lapierre, le choix d'un cas
est important :
"Quand je choisis mes cas, je
choisis ceux qui vont passionner, stimuler, provoquer ou même troubler
les étudiants. Je crois beaucoup au trouble. Un bon cas, c'est aussi
comme un bon reportage : il doit être collé à la réalité.
On lit la première page et on a envie de continuer. Il ne faut pas
sentir l'analyse. Les Américains sont bons pour cela, les Européens
y mettent généralement trop d'analyse. J'aime bien les petits
cas à développements, pleins de faits, de descriptions et
de citations. Cela permet à chacun de faire ses propres projections,
et de faire des choix comme dans la vie. J'aime aussi les séries
de cas où le tunnel se rétrécit d'étape en
étape, forçant la prise de décision adaptée
à la situation et à la personnalité de chacun."
La préparation qu'effectue Laurent
Lapierre avant chaque séance est minutieuse :
"Je me prépare à
fond. Je relis mon cas au complet la veille ou le jour du cours. Il y a
des cas que j'ai dû lire au moins vingt fois. Je prépare la
note pédagogique avec soin, surtout lorsque j'enseigne un cas pour
la première fois. Je consulte mes notes jusque dans la dernière
demi-heure qui précède le cours. Je suis anxieux, et quand
je me dirige vers la salle, j'ai toujours un trac énorme. Quand
j'arrive en classe, je dispose sur mon bureau les documents dont j'aurai
besoin, et une série de petites feuilles où j'ai noté
différentes choses : il y a souvent une idée par petite feuille
de notes. C'est un système qui fait partie de mon décorum,
et ça contribue à me donner un sentiment de sécurité."
Laurent Lapierre n'anime pas la première
séance comme il anime les autres :
"Je prépare de petits cartons
d'identification avec le nom de chacun des étudiants et je les distribue.
Je passe ensuite le plan de cours, et je reprends dans un langage usuel
ce qu'il contient. Je fais un survol du cours, de sa perspective et de
ses exigences. Ensuite je demande aux étudiants de m'apporter, pour
le cours suivant, une fiche individuelle avec photo. Je leur demande quelques
détails comme leur profession, leur poste, leurs ambitions, etc.
Ils ne donnent ces détails que s'ils le veulent, mais ça
me permet de les connaître, de faire référence à
leur formation et à leur expérience dans la discussion, car
je suis intéressé à ce qu'ils sont. Je leur demande
de se présenter à tour de rôle pour que tous aient
une idée de la composition de la classe. Comme j'enseigne une matière
exigeante au point de vue affectif, j'essaie de décourager les "touristes"
dès la première séance, je dis très clairement
quelles sont les obligations. J'insiste sur le fait que le programme de
M.B.A. offre beaucoup d'autres cours plus intéressants. Après
la première séance, je suis plus détendu."
Lorsque la présentation du cours
et des étudiants est terminée, la première séance
commence. Laurent Lapierre présente à cette occasion un cas
sur support vidéo : cela lui permet de passer immédiatement
à la discussion d'un cas même si les étudiants n'ont
pas encore eu le temps de lire de texte. La discussion est essentielle
pour Laurent Lapierre.
"Habituellement, la discussion
commence par une question générale du type : "Qu'est-ce qui
se passe ici?" Bien souvent, je ne pose même pas de question de départ,
je laisse les étudiants exprimer leurs propres préoccupations,
leurs propres projections. Je les écoute. J'utilise leurs observations
et leurs questions pour relancer la discussion. Cela me permet de faire
une synthèse en me servant de ce qu'ils ont dit."
Si cette façon de procéder
semble informelle, cela ne signifie pas qu'elle soit improvisée.
Elle est au contraire le fruit de l'expérience pour Laurent Lapierre
:
"Quand j'ai commencé, en
1975, je parlais trop et je n'écoutais pas assez les étudiants.
Je préparais des acétates, car cela m'aidait beaucoup à
structurer la discussion et la réflexion de la classe. J'utilisais
aussi le tableau, mais je me suis aperçu que pour une matière
comme celle que j'enseigne, cela coupait la communication qui s'était
établie entre eux et moi. J'ai donc abandonné et appris à
travailler sans cet outil. Cela m'inquiète encore, mais j'essaie
de faire confiance à ma mémoire. Cela m'oblige à être
plus attentif, j'ai développé une capacité d'écoute
qui me permet de reprendre leurs termes pour montrer ce que le matériel
peut receler et révéler. J'ai aussi appris à moins
intervenir. Cela m'a pris du temps avant de ne pas planifier le cours à
la minute près. Me faire confiance à moi et aux étudiants
a contribué à détendre l'atmosphère de la classe."
Lors des séances suivantes,
comme les étudiants ont lu le cas au programme et ont fait les lectures
complémentaires, ce sont eux qui entament un questionnement nouveau
à chaque fois. Toutes les questions tournent toujours autour de
"Que se passe-t-il?", "Comment dirige-t-il?". Lorsqu'il s'agit de cas concernant
des habiletés de direction, les étudiants se demandent "Que
fait-il?", "Que pourrions-nous faire à sa place?", "Pourquoi pourrait-on
réussir mieux que lui?", "Pourquoi évalue-t-il la situation
de cette façon?" Laurent Lapierre préfère ne pas user
de l'autorité académique dont est investi le professeur;
il laisse les étudiants faire leurs découvertes à
leur façon :
"Quand un étudiant m'apporte
sa connaissance dans des mots simples, je travaille avec cela : ces mots
sont plus vrais, pour lui, que n'importe quel concept théorique.
J'essaie toujours d'utiliser l'intervention de l'étudiant pour dégager
ce qui n'est pas compris et pour aller plus loin. J'essaie de bâtir
toujours sur le matériel que chacun apporte, et c'est rare que de
cette façon on n'aille pas au bout de ce que le cas suggère."
Il survient parfois dans le déroulement
de la séance des situations qui ne correspondent pas à ce
qu'attend le professeur. Il peut s'agir d'un étudiant qui parle
beaucoup et monopolise le débat, ou encore d'une discussion qui
ne suit pas l'itinéraire prévu. Là-dessus aussi, Laurent
Lapierre a changé avec l'expérience :
"Au début, cela me frustrait,
je sentais que je ne contrôlais pas la situation. La pratique de
la psychothérapie m'a beaucoup aidé pour cela : c'est une
expérience où, pour avancer, tu dois suivre le chemin de
l'autre. Je sais maintenant qu'on peut prendre différentes voies
pour arriver au même point, mais j'ai mis beaucoup de temps à
l'accepter. Aujourd'hui, j'accepte davantage l'ambiguïté, cela
rend le travail en classe plus riche. Au fond, j'exerce plus de contrôle
en acceptant de prendre le chemin des étudiants, car c'est ainsi
que je fais mieux passer mes idées."
Il arrive parfois aussi que le matériel
soit moins intéressant, et que la discussion tourne court. Laurent
Lapierre ne fait pas durer artificiellement le débat. Il profite
de ces moments pour régler des questions qui auraient pu surgir
pendant d'autres séances. Sa démarche consiste généralement
à reprendre en termes ordinaires et simplifiés les théories
que les textes d'accompagnement ont traitées. Il arrive aussi que
les discussions se perdent et ne se centrent pas sur l'élément
capital. Laurent Lapierre ne réagit pas toujours de la même
façon :
"Je pourrais intervenir et le
leur faire voir, mais il faut leur laisser le temps de digérer le
matériel. Si je sais qu'un autre cas sera au programme quelques
temps après et qu'il pourrait clarifier les notions qui font problème
ici, j'attends l'autre cas. Le temps joue un rôle important. Mais
il m'arrive, lorsque des choses ne sortent pas, de prendre le taureau par
les cornes et de proposer ma vision. Ensuite, on discute; je n'impose pas
mon point de vue. Quand j'ai à intervenir à un tel point,
je me dis que je n'ai pas bien amené la discussion."
Le cours de Laurent Lapierre demande
beaucoup aux étudiants. Effectuer un apprentissage par soi-même
est en effet souvent plus exigeant que de se faire donner une théorie
déjà mise en forme et prête à être assimilée.
Peut-être est-ce pour cette raison que Laurent Lapierre n'accorde
pas une grande importance à l'évaluation : l'étudiant
est le seul juge de ce qu'il a appris.
"Comment statuer qu'il existe
une telle différence entre les étudiants? J'arrive mal à
les discriminer. Je note les travaux sur cinq et la plupart des notes oscillent
entre 3 et 4,5. Aucun étudiant n'est jamais venu contester l'évaluation
que j'avais faite. Ils attachent beaucoup d'importance aux notes. Pas moi;
je me dis que l'étudiant qui choisit ce cours le fait par conviction
personnelle. En principe, il vient en classe parce qu'il veut apprendre,
c'est cela le plus important. A partir du moment où l'étudiant
lit les cas, fait son travail, écrit ses textes sur les études
de cas, progresse et prend des risques calculés, il n'a pas de problèmes
avec moi. Par contre, celui qui veut son cours au rabais aura de la misère,
je n'hésiterai pas à le couler. C'est pour cela que je décourage
les "touristes" dès le premier cours."
L'évaluation porte sur l'ensemble
des travaux que l'étudiant doit faire tout au long du trimestre
et sur sa participation aux discussions. Pour Laurent Lapierre, la participation
peut représenter jusqu'à cinquante pour cent de la note.
Après chaque cours, il met à jour des fiches de participation
qu'il tient sur chaque étudiant. Il estime que dans un programme
de M.B.A., pour de tels cours, la participation pourrait même représenter
cent pour cent de la note. Il demande pour chaque séance de petits
travaux individuels de deux pages qui permettent aux étudiants de
se faire une idée sur le cas et de répondre aux questions
posées dans le plan de cours. Laurent Lapierre les reçoit
après la séance : cela lui offre un autre canal de communication
avec les étudiants et valorise la connaissance subjective de chacun.
L'examen porte toujours sur un cas distribué à l'avance en
classe. Il peut y avoir une session d'examen formelle, toute documentation
étant permise, ou il peut s'agir d'un "take home". À
partir des lectures qui ont été faites et des cas étudiés,
il demande une réflexion personnelle et originale en réponse
à des questions précises.
Laurent Lapierre espère que
l'étudiant soit motivé par l'acquisition de la connaissance
plutôt que par la note; et pour lui, c'est la séance de cours
proprement dite, et non les lectures ou la préparation de travaux,
qui est au coeur de la démarche d'apprentissage. La relation qui
se noue en classe entre le professeur et les étudiants est donc
essentielle. Cette relation est formée de plusieurs éléments.
Au-delà du langage et de la discussion, il y a des attitudes physiques,
des comportements qui en disent long.
"J'ai une classe où les
pupitres sont disposés en "U". Je marche. Je conduis la discussion,
je suis très directif quant au déroulement des interventions.
Pour moi, le professeur est un leader : il y a donc une certaine distance,
un décorum à respecter. C'est pour cela que j'ai des petits
cartons d'identification pour les premières séances, que
je suis en habit et que je porte une cravate. Je crois au décorum,
c'est important. C'est une sorte de mise en scène."
Le rôle du professeur donne aussi
une responsabilité à son titulaire. En étant devant
la classe, Laurent Lapierre est conscient de devenir une figure d'autorité
et un modèle potentiel pour les étudiants. L'impact de ses
paroles et de ses actes doit alors être soigneusement mesuré.
"Comme professeur, je suis responsable
de ce que je dis ou de ce que je ne dis pas. J'ai des convictions et des
biais et je les assume, je n'ai pas peur du jugement des étudiants.
Un universitaire doit prendre des risques. C'est aussi à cela que
sert notre liberté académique; et cette liberté va
dans les deux sens. J'enseigne autant par ce que je suis que par ce que
je sais. En étant authentique, les étudiants vont retenir
ma façon de lire la réalité."
Si le professeur doit assumer ses convictions,
son rôle consiste pour beaucoup à amener ses étudiants
à faire de même. Chacun doit prendre en charge son propre
apprentissage; c'est quand le professeur n'a plus d'utilité qu'on
peut dire qu'il a rempli son mandat :
"Quand les étudiants vont
au-delà de ce que j'ai prévu, c'est que l'objectif du cours
est atteint. C'est comme dans une école d'art, où le musicien
ou l'acteur se retrouve finalement seul; l'étudiant doit rapidement
devenir son propre maître..."
Une pratique née de l'expérience
Sans doute est-il le premier à
l'admettre : les multiples expériences que Laurent Lapierre a vécues
ont façonné son approche de l'enseignement. À ce titre,
un survol des événements marquants de sa vie et de sa formation
peut être utile pour mieux comprendre sa pratique.
Certaines préoccupations,
en effet, ont leurs racines loin dans le passé. L'apprentissage
par l'action est une de celles-là.
"Quand j'étais enfant,
je n'ai jamais aimé l'école. Je trouvais cela ennuyeux...
Il fallait surtout écouter et j'avais besoin de plus d'action. Je
n'étais pas très bon. Je sais que c'était par révolte.
J'ai de la misère à apprendre par les livres."
C'est le souvenir que l'écolier
garde de ses sept années passées à l'école
primaire. C'est un enfant actif et turbulent. Parce que l'école
n'est pas en mesure de répondre à cette attirance pour l'action,
il se tourne avec intensité vers la vie de l'imagination. Il est
distrait, "dans les nuages".
Laurent Lapierre entreprend ensuite
son cours classique au collège de Lévis. Il y sera pensionnaire
pendant huit ans. Durant cette période, il éprouvera un peu
plus d'intérêt pour les études. Le programme est plus
diversifié et il y a plus d'occasions d'action. De plus, le jeune
étudiant a quelque chose à prouver à sa famille.
"Dans ma famille, j'étais
l'enfant qui avait les moins bonnes notes à l'école. Je voulais
relever le défi lancé par mes frères et soeurs qui
laissaient entendre que je ne serais pas capable de faire le collège.
J'ai voulu leur montrer que je pouvais étudier et réussir.
Heureusement, ma mère ne s'était pas laissée tromper
par les efforts que j'avais faits jusque-là pour ne pas être
bon à l'école. Elle savait qu'en dépit des apparences,
j'avais des aptitudes, et que ma curiosité ferait que je profiterais
beaucoup des études. Malgré son peu d'instruction, son intuition
et son instinct l'ont bien inspirée. Elle n'a jamais abandonné."
Tous les sujets ne retiennent pas son
attention de la même façon au collège; il suit cependant
les premiers cours de français avec intérêt parce que
son esprit curieux se sent stimulé. L'année nommée
"Éléments latins" lui fait entrevoir les richesses d'une
langue disparue. Il commence à être fasciné par la
connaissance et l'origine de la langue française.
C'est surtout à partir de
la cinquième année, "Belles-lettres", et jusqu'à la
fin du cours classique, qu'il étudie les grandes oeuvres de la littérature.
Il fait connaissance avec le théâtre, pour lequel il gardera
un intérêt soutenu. Ce sont certainement pour lui des années
très formatrices; il découvre la littérature et le
théâtre universel et québécois à travers
les représentations qu'il prépare lui-même ou auxquelles
il assiste. Ce sont l'apprentissage de la liberté intellectuelle
et le contact avec l'art qui lui apportent les plus grandes satisfactions.
"En Belles-lettres, on commençait
à avoir des professeurs plus ouverts, qui n'avaient pas peur de
nous laisser de l'autonomie. On nous laissait plus de liberté de
penser et d'agir. Jusque-là, mon intérêt s'était
porté sur les sports d'équipe et la gymnastique. De façon
inattendue, les cours de littérature commencèrent à
m'intéresser. J'écoutais les disques de la Comédie
Française, j'apprenais des scènes, des poèmes ou des
narrations que je récitais. J'apprenais beaucoup par le théâtre.
Je faisais aussi de la musique."
Vers la fin de son cours classique,
Laurent Lapierre commence toutefois à ressentir à nouveau
ce besoin de plus d'action qu'il a déjà connu au primaire.
Il prend conscience qu'il ne peut pas satisfaire sa soif de savoir et de
connaissance uniquement par les livres; il est à la recherche d'un
milieu où la formation est plus active, plus concrète. Ses
expériences en théâtre au collège ont à
la fois répondu à son besoin de connaître et à
son besoin d'agir. Il a été extrêmement stimulé
par l'enthousiasme de son professeur de théâtre (un acteur
et metteur en scène professionnel) qui le dirige pendant ses dernières
années de collège. Son cours classique terminé, il
prépare sérieusement le concours d'entrée au Conservatoire
d'art dramatique. Là, il trouve un milieu qui correspond à
ses besoins de jeune adulte.
"On ne forme pas un acteur autrement
que par l'action. Pour apprendre à jouer, il faut jouer... On lui
demande de préparer des scènes, de les jouer devant ses professeurs
et les autres étudiants. Après on en discute. On souligne
les qualités et les défauts, on propose les corrections qui
permettent de relancer la recherche et la réflexion."
Au Conservatoire, il apprend en agissant,
mais aussi en observant et en écoutant. Un de ses professeurs, M.
Valcourt, a sur lui une grande influence.
"Il était autocratique, autoritaire,
mais il enseignait en travaillant sur du concret. Il amenait l'acteur à
trouver sa propre façon de jouer, sans copier son maître."
Bientôt cependant, il réalise
que la carrière d'acteur ne correspond pas à ses qualités
personnelles :
"J'ai eu la conviction que je
ne ferais pas un bon acteur, ce que m'a confirmé le directeur du
Conservatoire. J'aurais fait les seconds rôles et j'avais du mal
à accepter cette idée. Ce n'était pas cela que je
voulais..."
Il décide alors de faire un
baccalauréat en pédagogie. Au début des année
soixante, l'éducation suscite un très grand intérêt
au Québec. C'est une époque de grands changements sociaux,
dont la réforme de l'enseignement et sa laïcisation constituent
le coeur. Il semble à Laurent Lapierre qu'il y a beaucoup à
faire et qu'on peut réaliser des choses rapidement dans ce domaine.
Après avoir gagné son brevet d'enseignement, il obtient un
poste à l'École St-Mathieu de Sainte-Foy.
Laurent Lapierre commence sa carrière
d'enseignant en 1964, à vingt-trois ans, avec des jeunes de quatrième
année primaire.
"Quand j'ai ouvert la porte de
la classe le premier matin, il y avait une odeur de "poudre verte". Ca
m'a rappelé mon ennui d'écolier. J'étais tellement
malheureux, je me retrouvais dans une situation que j'avais connue à
l'école élémentaire. Je me suis dit "dans quoi tu
t'es embarqué, Lapierre?". Les petits gars et les petites filles
sont venus, joyeux, bruyants, un peu turbulents, mais attachants. Je me
demandais ce que j'allais faire pour les intéresser. Je les ai fait
parler, je voulais savoir comment j'allais m'y prendre avec eux. Le premier
mois a été difficile. Je cherchais des méthodes, des
moyens, des outils."
Comment enseigner les différentes
matières au programme sans que lui et les enfants éprouvent
de l'ennui? Cela pousse Laurent Lapierre à chercher des solutions
nouvelles. Son esprit curieux lui a fait connaître les techniques
de l'École Moderne de Freinet en France. Là encore, la seule
lecture de Freinet ne lui suffit pas. Il découvre, dans une autre
école de la Commission Scolaire de Sainte-Foy, un collègue,
Rosaire Potvin, intéressé lui aussi à la pédagogie
active.
"Je suis allé voir Rosaire
Potvin dans sa classe; je l'ai vu en action et cela m'a stimulé.
J'apprenais. Je ne voulais pas le copier mais je voyais comment j'allais
faire. J'ai pris ce qui me convenait dans ce qu'il faisait. Je n'ai pas
besoin de voir tout le détail d'une situation pour être stimulé;
une image, une idée, un plan général me provoquent
suffisamment pour que mon imagination fasse le reste et me permette d'élaborer
un système complet. C'est de là que date mon intérêt
pour la pédagogie et l'enseignement actif. Je voulais intéresser
les enfants. Cependant, je me suis rendu compte qu'il fallait aussi que
j'intéresse les parents. Je les réunissais le soir et je
leur expliquais ma philosophie en insistant sur la liberté d'approche
et la pédagogie par le "faire" (learning by doing). Les méthodes
actives ne peuvent pas être appliquées par décret,
mais avec des initiatives, tout est possible... et les parents ont suivi."
La méthode active qu'il utilise
avec ses élèves de 4ième primaire consiste à
répartir ceux-ci en petits groupes et à définir avec
eux les tâches de chaque groupe. Il enseigne toujours le français,
les mathématiques et les autres sujets; ce qui change, ce sont les
moyens utilisés pour les enseigner. La classe est conçue
comme un lieu de travail et d'expérimentation: imprimerie, textes
libres quotidiens, journaux scolaires, correspondance interscolaire, recherches
individuelles et autres sont au programme. Il a aussi un souci d'ouverture
sur le monde. Ainsi, le français s'apprend dans le cadre de la rédaction
d'un journal scolaire, de même qu'en lisant et en commentant le journal
local lu dans chaque famille. La bibliothèque, auparavant à
peu près inexistante à l'école, occupe maintenant
une place de choix dans la salle de classe et devient un outil quotidien
important. Les mathématiques sont enseignées à l'aide
d'un système de fiches qui permet à chaque élève
d'apprendre de façon individualisée sous la supervision du
professeur. Les enfants préparent des causeries sur les sujets qui
les intéressent, font des visites industrielles, culturelles et
éducatives à l'extérieur de l'école. Progressivement,
la classe devient un véritable atelier."
L'enthousiasme et la coopération
des parents sont tels que tous ensemble, ils organisent de nombreuses activités
extra-curriculum, dont entre autres une classe-neige qui dure deux semaines.
Un homme n'est toutefois pas vraiment convaincu de la valeur de cette méthode
d'enseignement : c'est monsieur Paquet, le directeur de l'école
St-Mathieu. Aussi, quand Léonce Pelletier, le directeur général
de la Commission Scolaire, effectue une visite en classe, le jeune professeur
n'est-il pas très rassuré :
"Je ne l'ai pas vu entrer. Un
élève est venu me dire qu'il y avait un homme dans la classe.
Quand je l'ai aperçu, j'ai pensé que c'était mon directeur
qui l'avait fait venir. C'était bruyant... Je pensais être
renvoyé. À la fin de la journée, je suis allé
voir mon directeur. J'étais inquiet, je me demandais si je ne m'étais
pas fourvoyé. Monsieur Paquet m'a dit : 'Pelletier a trouvé
cela formidable, il voudrait que toutes les classes fassent de même'.
Il avait l'air très découragé."
Laurent Lapierre enseigne pendant quatre
ans à l'école St-Mathieu, mais là encore, l'ennui
réapparaît :
"J'ai senti, au bout de deux ou
trois ans, que ce ne serait pas ma carrière. Au bout de quatre ans
j'étais sûr d'avoir fait le tour. Je savais que je devais
faire autre chose... J'ai démissionné sans savoir vers quoi
j'irais. Je suis plutôt paresseux de nature et j'ai besoin de stimulants.
Peut-être est-ce pour cela que je me jette souvent à l'eau."
Quelques temps après sa démission,
il accepte le poste de directeur général de la Société
artistique de l'Université Laval et du théâtre de la
cité universitaire. L'Université s'était dotée
d'une organisation et d'un théâtre, mais il manquait une direction
pour animer ces structures.
"Là encore, je ne connaissais
rien à rien... Je me disais: 'Dans quoi tu t'es embarqué
Lapierre!' C'était mon premier job de gestionnaire. Je ne connaissais
rien des budgets, je ne savais pas dicter une lettre à une secrétaire.
J'ai fait mes classes sur le tas, à choisir et à motiver
les gens, à congédier ceux qui ne faisaient pas l'affaire,
à communiquer avec les journaux... C'était de 1968 à
1970, c'était un milieu et une époque anarchiques... les
étudiants faisaient systématiquement de l'occupation."
L'apprentissage réalisé
par Laurent Lapierre est considérable dans tous les domaines.
"Ce travail m'a beaucoup apporté.
Je travaillais beaucoup et j'ai développé mon sens de l'organisation.
Ce que j'ai surtout appris, c'est qu'on peut gagner une certaine sympathie
quand on est sincère. Malgré leur tendance à la protestation,
les étudiants ont arrêté de critiquer et de revendiquer.
Ma philosophie de gestion était simple : les faire participer. Dix
pour cent des étudiants étaient impliqués activement
dans les activités de création : Troupe des Treize, chorale,
musique, productions cinématographiques, photographie, folklore,
etc. Nos activités de diffusion comme le ciné-campus, le
théâtre et les concerts connaissaient une très grande
popularité."
L'affaire grossit rapidement et acquiert
une grande visibilité. Désormais, le théâtre
de la cité universitaire est le plus connu de la ville de Québec
et la notoriété de Laurent Lapierre y est très grande.
Presque chaque jour, les journaux commentent les événements
artistiques qui y sont présentés. La pratique de la gestion
suscite toutefois chez Laurent Lapierre une nouvelle inquiétude
:
"Je n'avais pas complété
mes études à ma satisfaction. Je me disais: 'Il faut que
tu te donnes une formation en administration si tu veux poursuivre cette
carrière'."
En attendant de pouvoir étudier
en administration, Laurent Lapierre continue à travailler, et garde
un contact avec les études en s'inscrivant aux cours du soir. Il
complète ainsi un baccalauréat en histoire. Puis, à
partir de 1970, il accepte un nouveau poste, devenant le premier directeur
administratif du Théâtre du Trident, où il doit tout
mettre sur pied :
"Le Grand Théâtre
de Québec ouvrait. Pour animer une des salles, on avait procédé
au regroupement de compagnies de théâtre existantes afin de
constituer une compagnie professionnelle ayant des moyens adéquats
: c'est comme cela qu'est né le Théâtre du Trident.
On cherchait un directeur administratif et Paul Hébert, le directeur
artistique, avait proposé mon nom... J'ai d'abord refusé,
puis j'ai accepté et j'ai construit de A à Z le Théâtre
du Trident. Là encore, c'est seulement après avoir accepté
que j'ai réalisé dans quoi je m'étais embarqué.
Comme auparavant, j'ai appris en allant voir et en écoutant. Je
suis venu à Montréal quelques jours et j'ai rencontré
Gilles Pelletier à la N.C.T., Mercedes Palomino au Rideau Vert,
Claude Pichette au T.P.Q. et Lucien Allen au T.N.M. Ces gens-là
ont été très ouverts; ils ne m'ont rien caché.
J'ai questionné, j'ai écouté, j'ai ramassé
des documents et j'en avais assez pour me construire un système
qui me convenait."
Là aussi, c'est une opération
qui amène beaucoup de visibilité. Le théâtre
qui était mourant à Québec finit, à force d'efforts,
par attirer plus de 30 000 personnes par spectacle. En réfléchissant
à ses succès, Laurent Lapierre confie :
"Ces expériences de gestion
m'ont appris l'importance d'être vrai. Lorsque l'on soigne un produit
auquel on croit, on crée la demande jusqu'à un certain point,
et lorsqu'on est sincère, on gagne une certaine sympathie. Cela
était vrai non seulement de mon expérience d'enseignant à
l'école primaire mais aussi de mon expérience à l'Université
Laval et au Théâtre du Trident, où on avait su attirer
des foules jamais vues."
Grâce à ces expériences,
Laurent Lapierre avait pu renforcer sa conviction, jusque-là intuitive,
qu'il avait un certain sens de l'organisation. Cela stimule son désir
de compléter sa formation en ce sens. En 1973, à 32 ans,
il quitte donc le Théâtre du Trident pour aller faire un M.B.A.
Le choix du lieu de formation est important pour lui. Il veut rester au
Québec. Trois programmes s'offrent donc à lui, celui de l'Université
Laval, celui de l'Université de Sherbrooke et celui de l'École
des H.E.C. Il pose sa candidature aux trois universités, est admis
partout et choisit finalement les H.E.C. :
"A Québec, tout le monde
se connaît et j'avais le goût de changer, d'étudier
dans une grande ville. Pendant mes années de philosophie au collège,
j'avais des confrères qui lisaient régulièrement l'Actualité
économique, et à cause de cela l'institution que je connaissais
le plus était l'école des H.E.C. Je ne croyais pas que j'y
serais accepté. Mon dossier comme gestionnaire était très
intéressant mais je n'avais pas l'impression qu'il était
attirant pour une école de gestion. Je ne savais pas que l'université
s'intéressait à des gens ayant de l'expérience.
"J'ai pourtant découvert
l'ouverture des professeurs de gestion et cela me stimulait. C'est là
que j'ai eu mes premiers contacts avec la méthode des cas. J'ai
l'habitude de dire que c'est vraiment aux H.E.C. que j'ai étudié
la pédagogie."
Ces leçons de pédagogie,
ce sont, entre autres, le cours de Marcel Desjardins (Introduction à
l'administration), c'est celui de Bertin Nadeau (Politique générale
d'administration), ce sont ceux de Jean Guertin (Finance 1, Problèmes
financiers des PME) et ceux de Guynemer Giguère (Finance 2, Placement).
Pendant le programme de doctorat, c'est celui de Manfred F.R. Kets de Vries
(Organizational Behavior) à la faculté de management de l'Université
McGill. Laurent Lapierre est fasciné par leur habileté à
conduire la classe et par leur capacité d'animation. Ainsi, Marcel
Desjardins est très théâtral et très habile
dans la conduite de la classe. Manfred F.R. Kets de Vries, lui, est très
en contrôle, tandis que Bertin Nadeau est plus posé. Le côté
théâtral de Marcel Desjardins ne laisse pas Laurent Lapierre
indifférent mais il sait que cela ne correspond pas à sa
personnalité. Par contre, il se sent plus à l'aise avec l'approche
de Guynemer Giguère : ce professeur devient pour lui un modèle.
Il commente ainsi son attitude pendant les séances :
"Il nous donnait des cas très
riches où la problématique était complexe. Pour comprendre,
il fallait faire une analyse poussée. En classe, Guynemer Giguère
savait attendre, il nous laissait réfléchir. Il savait poser
la petite question qui nous permettait de faire le travail. Il était
capable de nous faire découvrir les éléments qu'il
fallait faire ressortir. Il semblait très détendu et pourtant,
je sais que c'était un homme inquiet."
La découverte de la méthode
des cas, qui correspond à la façon de penser et d'apprendre
de Laurent Lapierre, l'incite même à prendre des cours supplémentaires,
comme Finance 2, pour sa culture personnelle :
"Les cas me donnaient un aperçu
de la façon dont les choses se passaient dans un monde que je ne
connaissais pas du tout. Ce qui m'intéressait, c'était d'enrichir
ma connaissance des organisations. J'étais moins intéressé
par la prise de décision. Je savais ce que je ferais en situation
de décision..."
Pourtant, le programme de M.B.A. à
lui seul ne comble pas sa soif de connaissance.
"Ces études de deuxième
cycle avaient éveillé chez moi un besoin de savoir nouveau.
Le M.B.A. ne répondait pas complètement à mes nouvelles
attentes. Je cherchais autre chose. Comme directeur dans des entreprises
artistiques, j'étais toujours au service de quelqu'un ou de quelque
chose, j'étais donc deuxième encore. Je crois que la gestion
peut se définir en grande partie par le fait d'être au service
d'une institution. À cause de mon côté aventureux,
ce n'était plus cela que je voulais, je voulais réaliser
mon propre rêve. Peut-être aurais-je dû partir une entreprise,
mais rien d'intéressant ne s'est présenté alors. Déjà,
mon projet de carrière tournait désormais autour du savoir."
Laurent Lapierre est encore une fois
à un tournant. Il ne veut pas être second mais ne sait pas
comment être premier. C'est alors qu'à sa surprise, Pierre
Laurin lui demande de travailler avec lui :
"En deuxième année,
mon enthousiasme pour les cours de M.B.A. avait diminué, sauf pour
le cours de "Administration, leadership et personnalité" que donnait
Pierre Laurin. Pourtant, alors que généralement j'avais des
A ailleurs, à ce cours-là j'avais eu B... et malgré
cela, c'est moi que Pierre Laurin est venu chercher... Je n'ai jamais su
pourquoi."
Laurent Lapierre est à la fois
excité par l'offre et inquiet. Comme dans tous les moments importants
de sa vie, il doute de ses capacités. Il se demande aussi si c'est
ce qu'il recherche dans la vie :
"J'étais ambivalent car,
à tort, je ne me sentais pas vraiment un intellectuel à cause
de ce besoin de connaissance par l'action. Pierre Laurin m'a demandé
si la carrière de professeur d'université m'intéressait.
Je lui ai répondu que je ne le savais pas. Il m'a demandé
d'y penser. La proposition me plaisait; c'était une façon
pour moi de continuer à apprendre. J'ai fini par accepter."
Son travail consiste à cette
époque à rédiger des études de cas. Mais à
partir du moment où il sait qu'il aura aussi à enseigner,
Laurent Lapierre se tourne encore vers l'observation pour commencer son
apprentissage. Il obtient la permission d'observer Bertin Nadeau qui donne
alors le cours 1-400 "Introduction à l'administration", qui s'échelonne
sur deux trimestres au rythme de deux séances par semaine, et qui,
à cette époque, se donnait principalement par la méthode
des cas. Cette observation est pour lui l'occasion de réfléchir
plus concrètement à cette carrière qu'il envisage
:
"En observant Bertin Nadeau, je
voyais ce qui me convenait dans sa façon de faire et ce qui me convenait
moins. J'étais séduit par son aisance en classe, par le réalisme
du savoir qu'il nous transmettait, et par l'intérêt et le
climat d'apprentissage qu'il réussissait à créer et
à maintenir."
En fait, Laurent Lapierre ne travaille
jamais avec Pierre Laurin, qui est nommé peu après à
la direction de l'École: c'est avec Jean-Guy Desforges qu'il travaille
comme professionnel de recherche. Sous la direction de ce dernier, il enseigne
et rédige ses premiers cas :
"Je ne trouve pas mes premiers
cas très bons, parce que je ne me sentais pas à l'aise et
je n'étais pas très habile à décrire et à
écrire. Lorsque j'écris un cas encore aujourd'hui (1989),
je ne suis jamais satisfait. Souvent après avoir utilisé
le cas plusieurs fois, je le reprends. J'ai été long à
me familiariser avec la méthode des cas. Je demeure toujours extrêmement
inquiet. Pour moi, la méthode des cas n'est pas "idéale".
Je n'ai rien trouvé de mieux pour les matières que j'enseigne.
Je n'ai pas l'impression de bien maîtriser cette méthode.
J'ai toujours la sensation d'être un débutant, mais j'en prends
l'habitude."
Laurent Lapierre connaît aussi
des moments difficiles et éprouve de l'insatisfaction.
"En classe, je parlais beaucoup
trop. Je provoquais des "anti-climax". Je n'étais pas sûr
que je pouvais être un professeur. J'ai eu des doutes angoissants
et j'en ai toujours."
Mais peu à peu les choses se
replacent et la confiance prend le dessus. Les évaluations des étudiants
sont encourageantes et le métier semble correspondre vraiment à
ce qu'il a toujours recherché :
"Je voyais l'envers du décor,
le travail sur les notes pédagogiques, les préoccupations
de formation et de développement. Il y avait là le début
de ma passion actuelle : communiquer les expériences, enrichir la
subjectivité, la mienne et celle des autres. Agir, c'est éminemment
subjectif. On enrichit plus sa subjectivité en tirant profit de
l'expérience des autres et en agissant qu'avec des textes théoriques...
C'est pour cela que la méthode des cas est tellement importante
pour moi..."
Comme c'est la coutume à l'École
des H.E.C., quand on a observé un candidat pendant quelques années
et qu'il montre des aptitudes pour l'enseignement et pour la recherche,
on lui fait une proposition formelle de carrière. C'est ainsi que
Laurent Lapierre reçoit une offre d'engagement conditionnelle à
l'obtention de son doctorat; il saisit l'occasion et, à 38 ans,
s'inscrit au programme de doctorat à l'Université McGill.
Là, il entretient des relations étroites avec Henry Mintzberg,
qui devient son directeur de thèse. Celle-ci, faisant en quelque
sorte le pont entre diverses préoccupations de Laurent Lapierre,
portera sur les rapports entre le rôle du metteur en scène
et celui du gestionnaire. C'est aussi à cette époque que
Laurent Lapierre fait la connaissance de Manfred F.R. Kets de Vries, dont
les domaines d'intérêts sont proches des siens. Ce professeur
devient son guide pour la démarche psychanalytique qu'il entreprend
deux ans plus tard.
Pendant qu'il faisait son M.B.A.,
le cours "Administration, leadership et personnalité" de Pierre
Laurin avait ouvert à Laurent Lapierre des perspectives fascinantes,
stimulant un intérêt qui remontait d'ailleurs à quelques
années :
"Depuis le collège, j'avais
un rêve. Je ressentais une fascination pour les questions de psychologie.
J'espérais un jour pouvoir investir ce sujet en profondeur."
Au collège, il lisait déjà
beaucoup sur ces questions. Pendant son M.B.A., il avait préparé
avec grand intérêt les études de cas et toutes les
lectures du cours de Pierre Laurin.
"Mais seulement lire là-dessus,
ce n'était pas assez pour moi. Comme toujours, j'étais persuadé
que l'expérience concrète était nécessaire
pour moi et serait la base de ma connaissance."
Le déclencheur est la mort soudaine
d'un proche alors que Laurent Lapierre est encore au début de ses
études de doctorat :
"Voilà quelqu'un de mon
âge qui mourait... J'avais une sorte de prise de conscience... J'étais
angoissé à l'idée de ma vie qui passait sans que je
sois vraiment parvenu à identifier ce que je voulais faire. Cette
prise de conscience de la mort créait chez moi un sentiment d'urgence.
S'il y avait des rêves ou des projets que je voulais réaliser,
il n'y avait plus de temps à perdre."
La psychanalyse est pour Laurent Lapierre
un moyen de se découvrir, de s'accomplir davantage en sachant mieux
ce qu'il est en tant qu'individu. C'est aussi une démarche qui correspond
à sa personnalité : la psychanalyse ne s'apprend pas dans
les livres, mais par l'action, la pratique :
"Faire une psychanalyse, c'est
vivre une relation concrète avec une personne, reconstruire une
réalité plus réaliste en tentant de voir toutes les
histoires qu'on peut se raconter à soi-même. Qu'est-ce que
cela signifie de faire telle chose plutôt que telle autre? De répéter
certains agirs qui nous dérangent?"
Encore là, il va jusqu'au bout
de la démarche qu'il entreprend : plutôt que d'effectuer une
analyse ordinaire, il choisit de faire une psychanalyse didactique, formation
qui lui permettra ensuite de traiter des patients.
"La base d'une formation psychanalytique,
c'est sa propre psychanalyse : c'est ce que j'ai décidé de
faire. Là encore, je ne savais pas vraiment dans quoi je m'embarquais.
Huit ans d'une psychanalyse de formation, c'est toute une démarche.
Ce fut l'expérience la plus difficile et la plus exaltante de ma
vie. Pour le type de connaissance que je recherchais, ce fut une expérience
plus riche et plus bénéfique encore que mon doctorat."
En 1989, il poursuit toujours une formation
clinique en psychiatrie à la Clinique communautaire de psychiatrie
de Cartierville (Hôpital du Sacré-Coeur), agissant en tant
que psychothérapeute stagiaire.
Laurent Lapierre, intellectuel
pragmatique
Aujourd'hui, après toutes
ces expériences, Laurent Lapierre a l'impression d'avoir trouvé
sa voie :
"Maintenant, je sais que je serai
un professeur d'université toute ma vie. Je travaille sur une matière
qui est tellement riche que de toute façon, je ne pourrai jamais
en faire complètement le tour."
Il ne renie pas pour autant les étapes
qu'il a traversées avant d'en arriver là. Au contraire, dit-il,
c'était sans doute pour lui le seul chemin possible.
"Je ne crois pas que j'aurais
été capable d'enseigner la gestion sans avoir été
gestionnaire, ni d'utiliser des concepts psychanalytiques sans avoir fait
ma propre psychanalyse. Je dois voir les choses de façon plutôt
concrète, je suis à l'aise pour parler de certains phénomènes
quand je les ai expérimentés."
En réfléchissant à
son évolution, Laurent Lapierre constate qu'il est passé
insensiblement du statut d'homme tourné vers l'action à celui
d'intellectuel :
"Enseigner, écrire et communiquer
mes réflexions lors de colloques constituent aujourd'hui le coeur
de mon action. Lire est devenu ma principale nourriture intellectuelle,
avec les recherches que je poursuis où je tente de cerner la pensée
des gestionnaires sur leurs pratiques et la dynamique affective qui les
sous-tend. L'écriture d'études de cas ou d'articles et l'enseignement
sont pour moi l'occasion de découvrir, de préciser et de
partager ma pensée sur des aspects concrets et précis de
l'action, de la pratique de la gestion et plus particulièrement
des pratiques de direction."
Ce changement ne s'est pourtant pas
fait sans heurts. Laurent Lapierre a éprouvé une grande résistance,
et même une certaine peur, à l'idée de devenir un intellectuel.
"C'est pendant la période
où mes études de doctorat et ma psychanalyse ont coïncidé
que je crois avoir compris, en partie du moins, d'où venaient les
réticences que j'éprouvais à l'égard du statut
d'intellectuel. Dans le milieu du théâtre, les artistes ont
généralement en horreur les critiques et les analyses de
leurs oeuvres faites par les universitaires. Ils qualifient ces analyses
"d'intellectuelles", avec un air de mépris non dissimulé.
De plus, chez les praticiens de la gestion, dont j'étais, les recherches,
les études et les publications universitaires sont souvent jugées
"théoriques", un mot où on peut dénoter facilement
le mépris et le rejet du travail intellectuel ou du travail de ceux
qu'on qualifie d'intellectuels."
Graduellement, Laurent Lapierre en
est venu à établir une distinction essentielle entre le véritable
travail d'intellectuel et l'intellectualisme. Il explique sa position :
"Le dictionnaire définit
l'intellectualisme comme une doctrine affirmant la prééminence
des éléments intellectuels sur ceux de l'affectivité
et de la volonté. L'intellectualisme sacrifie la complexité
de la réalité à la compréhension intellectuelle
qu'on peut en avoir ou aux concepts et aux outils actuels d'une discipline
scientifique. Toute personne peut être sujette à l'intellectualisme,
le professeur d'université aussi bien que le gestionnaire. Le gestionnaire
a en effet une vision du monde, une théorie au moins implicite du
fonctionnement des organisations et de la dynamique personnelle des individus.
S'il ne se discipline pas à faire l'épreuve de la réalité,
il pourra être victime de son idéalisme, de son utopisme et
de toute autre construction "intellectualiste"."
L'intellectuel véritable n'est
donc pas celui qui se détourne de l'action et du réel. Au
contraire, il est celui qui, en rejetant les théories trop rigides
et les idées reçues, tente de parvenir à une vision
du monde plus authentique. Ce n'est que dans ce sens que Laurent Lapierre
endosse l'épithète d'intellectuel :
"J'ai plus facilement accepté
le fait d'être devenu un intellectuel quand j'ai compris que cela
signifiait aussi lutter contre mon intellectualisme et celui des autres
pour gagner en réalisme."
C'est donc en tant qu'intellectuel
pragmatique, orienté vers l'action, que Laurent Lapierre se définit
aujourd'hui. Aussi n'est-il pas surprenant que la méthode des cas
soit au coeur de sa pratique :
"Pour moi, la méthode des
cas comme outil de recherche et d'enseignement est un moyen privilégié
de lutter pour un plus grand réalisme."
Bien qu'elle convienne à sa
démarche, il souligne que cette méthode n'est pas toujours
l'outil le plus facile à utiliser. C'est une approche pédagogique
exigeante, qui demande de fréquentes remises en question, autant
de la part des étudiants que de celle du professeur. Laurent Lapierre
dit avoir encore de la difficulté à vivre avec cette méthode.
Il admet qu'il serait plus sécurisant de donner des cours magistraux
: mais pour lui, la réalité et l'action sont les plus puissants
des stimulants à la réflexion. Le rôle du professeur
est selon lui d'être un médiateur favorisant un accès
plus grand à la réalité individuelle de chacun. Par
ses cours, Laurent Lapierre vise à rendre ses étudiants le
plus autonomes possible, et à leur donner la capacité de
s'auto-éduquer en tirant profit de la réalité, c'est-à-dire
de leur expérience et de celle des autres."
1998-11-16