L’enseignement de la gestion et du leadership
par Laurent Lapierre
Dans une école universitaire professionnelle comme l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, une grande partie des programmes de formation s’adressent à des étudiants qui veulent devenir gestionnaires ou à des dirigeants qui veulent parfaire leurs habiletés de gestion et de direction. Tous mes enseignements donnés dans cette optique professionnelle ont comme objectif les apprentissages et sont basés sur trois postulats : l’apprenant est au cœur de l’acte pédagogique, la richesse du matériel didactique est primordiale au réalisme et à l’authenticité de la démarche d’apprentissage et la qualité de la relation pédagogique en classe est la base de l’activité de formation. Je dirai un mot de chacun de ces postulats.
L’apprenant au cœur de l’acte pédagogique
L’apprentissage du leadership et du management se fait inévitablement par la personne qui apprend. En faisant une analogie avec les écoles d’art d’interprétation, je dirai que le métier d’acteur ou de chanteur s’apprend principalement par l’action des principaux intéressés. Les personnes retenues pour leur talent sont anxieuses de maîtriser les techniques nécessaires, les exigences des rôles qu’elles veulent remplir, de connaître les théories utiles, mais surtout elles sont désireuses de faire carrière et de pratiquer leur art, d’assumer leur développement continu en se mettant elles-mêmes à l’épreuve dans des situations concrètes, sous la direction experte de maîtres, devant des auditoires critiques. On leur demande de "passer la rampe", c’est-à-dire d’être crédibles non seulement pour les professionnels du domaine, mais aussi pour les amateurs, au sens noble du terme.
De la même façon, mutatis mutandis, l’apprentissage de la direction (leadership et gestion) s’apprend en grande partie par l’action. Des candidats, triés sur le volet et désireux de faire carrière, acceptent de se mettre à l’épreuve devant des maîtres et des auditoires choisis. La connaissance des théories actuelles et la maîtrise des techniques sont nécessaires, mais cette mise à contribution de l’intelligence scolaire ne nous fait pas perdre de vue que ce qu’on veut développer, c’est l’intelligence de l’action, les deux n’étant pas mutuellement exclusives. L’analyse vise une synthèse plus complète, comme la réflexion vise une action plus réaliste et plus vraie. L’analyse et la synthèse, comme la réflexion et l’action, se nourrissent mutuellement. Le vrai test, c’est celui de la réalité. En poursuivant l’analogie avec les arts d’interprétation, je dirais que le test de la réalité consiste à "passer la rampe", non seulement pour les professeurs et les professionnels de la gestion, mais surtout pour les amateurs, au sens noble du terme, que sont les clients, les collaborateurs internes et les actionnaires d’une entreprise.
Avec l’expérience, j'ai appris à faire de plus en plus confiance aux étudiants dans le processus d'apprentissage. Toute acquisition de connaissance est un phénomène subjectif, et c'est encore plus vrai de l'apprentissage. L'objet premier de la pédagogie, c'est l'étudiant qui doit prendre lui-même la responsabilité de sa formation. Plus j'ai appris à faire confiance au potentiel et au talent (latent) des étudiants, plus j'ai été exigeant, plus les témoignages que j'ai reçus ont été positifs. Cette responsabilité première de l'étudiant rend encore plus cruciale l'importance du travail de préparation du professeur.
La richesse du matériel didactique
Pour que ces expériences d’apprentissage soient riches et pleines, le maître doit pouvoir compter sur un matériel didactique d’une très grande richesse. Dans tous les domaines, on apprend d’abord par l’expérience des autres, en observant, mais on doit nécessairement en arriver à faire soi-même l’expérience de la maîtrise qu’on veut acquérir. Des situations concrètes se rapprochant de la réalité de la gestion ou qui permettent de la reproduire, sont recherchées et reconstruites pour susciter un apprentissage nouveau ou une réflexion sur un apprentissage acquis qu’on veut mieux maîtriser ou parfaire. Toutes mes activités de recherche et tous mes enseignements se font par la méthode des cas.
Je conçois en grande partie mon travail de professeur comme celui d’un prospecteur toujours à l’affût de ce type de matériel. Il peut s’agir de personnes et d’entreprises qui peuvent donner lieu à des histoires de cas écrites, vidéo ou multimédias. Le principal de mon activité de recherche consiste à produire ce matériel en ayant constamment à l’esprit l’activité ou l’expérience d’apprentissage qu’il pourrait susciter. Des œuvres de fiction peuvent aussi être retenues pour provoquer des apprentissages. On affirme que la réalité dépasse la fiction parce que l’inimaginable arrive dans la vraie vie, mais la fiction, lorsqu’elle est produite par des créateurs de talent, dépasse souvent la réalité telle qu’elle se donne et elle permet surtout de traiter en profondeur des aspects de l’action et de la gestion que les histoires réelles permettent difficilement d’aborder.
Plus j'ai eu confiance dans la richesse et le réalisme du matériel didactique sur lequel reposent mes enseignements, plus j'ai eu confiance dans mes qualités de pédagogue et plus j'ai été capable de m'effacer et de laisser l'avant-scène à mes étudiants, les véritables "vedettes" de ces séances. S'ils se sentent responsables de leur auto-formation permanente, ils sont à la fois plus actifs et plus réceptifs aux enseignements qu'on leur donne.
La qualité de la relation pédagogique en classe
Tout ce travail de préparation qui consiste à bien sélectionner des participants de talent, à rechercher et à produire du matériel didactique de qualité est fait en vue de l’expérience de l’apprentissage en classe ou à l’occasion de la classe. Les individus talentueux sont souvent formés malgré et en dépit de leurs professeurs, mais les vrais maîtres sont reconnus par leurs élèves parce qu’ils ont un contenu à offrir, qu’ils sont compétents et exigeants, et qu’ils savent créer une relation pédagogique vraie. Les maîtres des master classes d’art ne font pas que transmettre des connaissances. Ils ne cherchent pas à se reproduire dans leurs élèves ou à produire des clones d’eux-mêmes. Ils sont à la recherche ou à l’écoute du talent authentique de leurs étudiants.
On apprend et on comprend avec sa tête et avec son cœur. Le maître reste à l’écoute, il est disponible intellectuellement et affectivement. Au-delà des idées reçues et des compétences généralement admises, il sait reconnaître ce qui est particulier à chacun de ses étudiants. Il cherche à développer leur génie propre, étant persuadé qu’ils peuvent faire mieux que lui. C’est le cœur de l’acte pédagogique. Là aussi, il doit y avoir un talent pédagogique de base. On enseigne comme on est, mais on peut aussi découvrir son talent et trouver son génie propre d’enseignant. On enseigne donc aussi comme on a appris et comme on continue d’apprendre.
Chaque fois, je suis émerveillé, étonné même, des témoignages reçus de mes étudiants. Néanmoins, on a beau recevoir des témoignages positifs, année après année, on a beau avoir des convictions profondes et même des certitudes, l'acte pédagogique reste lourd de mystère et la relation d'un enseignant à ses étudiants est riche d'une grande complexité.
Comme pédagogues, nous avons une grande responsabilité. Le professeur d'un master class en interprétation musicale ou théâtrale, doit savoir s'effacer devant l'œuvre du compositeur ou de l'auteur et surtout devant le talent de ses étudiants. Il en est de même pour un professeur de leadership et de gestion. Il se garder d'être prétentieux ou pédant et avoir à l'esprit que le mot pédagogie a la même racine étymologique que le mot pédantisme.
Pédagogue signifie premièrement "celui qui conduit les enfants" (à l'école). Je considère que mon travail consiste à conduire les étudiants à la connaissance et à l'apprentissage. Je me sens donc "au service de" : au service de la connaissance, puisque j'essaie d'en savoir toujours davantage sur les pratiques des leaders, des gestionnaires, des directeurs d'entreprises artistiques et culturelles et des enseignants, et au service des étudiants, puisqu'il s'agit de leur faire découvrir leur potentiel de dirigeant et leur génie propre, et finalement au service de mon École, puisque sa mission est de servir la connaissance et de former les dirigeants d'entreprise et les professeurs de gestion de demain à l'exercice du plus beau métier du monde.
L’humanité s’améliore de génération en génération. On le constate dans tous les domaines de l’activité humaine : la recherche scientifique, le sport, l'art, l’enseignement, etc. Cette amélioration est attribuable à de meilleures conditions extérieures, mais aussi au travail remarquable que font les professeurs qui consacrent leur vie à un enseignement de haut niveau.
Laurent Lapierre, avril 2001