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Gérer l'ambiguïté de la complexité : comment neutraliser le terrorisme des Jokers dans un monde sans Batman.

Publié dans Le Devoir, 18 octobre 2001, page A6.

Après la tragédie du World Trade Center et l'intervention militaire des Américains en Afghanistan, nous sommes submergés par des images de revanche et d'autres de défense. La revanche nous parle d'armée, de missiles, de services secrets; la défense nous invite à mettre nos masques à gaz, enfiler nos combinaisons anti-chimique et fermer nos frontières. On sait qu'en cas de crise, les humains utilisent la force et la fuite. Il existe cependant une troisième stratégie : l'apprentissage et le changement en profondeur. Cette stratégie part du principe que tout événement, même tragique, est riche d'enseignement. Non pas des enseignements pour seulement mieux utiliser la force ou mieux préparer la fuite. Mais des enseignements pour vivre mieux, pour tenter d'éviter dans le futur de telles tragédies.

La stratégie de la force part du principe que la cause de nos malheurs est extérieure à nous-mêmes et tente d'éliminer cette cause. D'où la déclaration de guerre au terrorisme. Cette stratégie est bien évidemment légitime. Les terroristes doivent être traduits en justice et neutralisés. Mais cette stratégie n'est que partielle. On connaît, par exemple, les résultats mitigés de la guerre contre la drogue, déclarée par le président Bush père.
La stratégie de la fuite part du principe que l'on ne peut anticiper de telles tragédies et, donc, que l'on ne peut que se préparer. Bien sûr, on invoque, comme signe avant-coureur, les kamikazes de Pearl Harbor. Mais cette autre tragédie reste militaire, utilisant des avions de guerre contre des bâtiments de guerre. Impensable donc l'attaque du World Trade Center ? Non pas si on est lecteur de science fiction. En 1940, Bob Kane, créateur du super-héros Batman, avait anticipé un scénario similaire. Le personnage du Joker, immortalisé à l'écran par Jack Nicholson, rendait un poison opérationnel par le mixage de produits génériques, comme du rouge à lèvre et de la poudre à bébé. Les terroristes ont utilisé une stratégie similaire. Ils ont rendu opérationnelle leur haine par le mixage de deux produits génériques, des avions de ligne et des tours à bureaux. Leur stratégie n'était certainement pas impensable; elle était surtout, malheureusement, trop bien pensée ! Comme le Joker, expert en chimie, ces terroristes sont des experts en théorie des systèmes. Ils savent que la complexité a deux côtés: un côté producteur, permettant plus de vitesse et d'efficience à grande échelle; et un côté destructeur, rendant possible l'émergence rapide de catastrophes massives. Toutes nos innovations complexes ont ce caractère ambiguë : nos systèmes informatiques, la biotechnologie, l'aviation, l'énergie nucléaire. Ces innovations sont vulnérables aux variations climatiques (déluge du Saguenay, tempête du verglas) et aux erreurs humaines (Chernobyl, Bhopal, Exxon Valdez). Le terrorisme est un cas particulier réellement terrifiant : des fanatiques exploitent de façon stratégique le côté noir de cette complexité ! Dans le cas du World Trade Center, ils ont exploité de façon délibérée le potentiel destructeur des avions de ligne et des tours à bureaux à forte concentration humaine.
Bob Kane savait que le Joker n'était pas un criminel ordinaire, mais un super-criminel; et il savait que celui qui pourrait le neutraliser n'était pas seulement un héros : il fallait un super-héros : Batman. On peut bien sur sourire à ce phantasme de toute puissance ou même se dire que seuls les Américains y sont sensibles. Ce serait oublier le Tintin Belge ou l'Astérix Français. Ces personnages hors du commun nous invitent à nous dépasser. Mais la tragédie de New York nous démontre que dans le monde réel, seuls les Jokers existent vraiment, exploitant stratégiquement nos faiblesses. Il nous faut donc nous dépasser et apprendre.

L'une des leçons fondamentale à retenir de cette tragédie est que nos pratiques de gestion, en entreprise privée et en administration publique, sont trop unidimensionnelles. Que cela soit pour l'aviation civile ou l'immobilier, notre monde est surtout dominé par des impératif de performance et de rentabilité. Ces impératifs nous poussent, par exemple, à refuser certaines pratiques de sécurité dans l'aviation ou à bâtir des tours à bureaux gigantesques. Elles nous poussent de même à accroître de façon démesurée notre degré de complexité, car performant et rentable, qui peut alors être exploité par des terroristes. Estelle Morin des HEC a mesuré de façon rigoureuse la prédominance de ces impératifs : plus de 76% de nos critères actuels de l'efficacité organisationnelle sont de nature financière. Seuls 24% touchent des considérations non financières comme la sécurité, la santé au travail ou l'impact global des organisations sur nos communautés et le monde en général. Accorder une place plus importante à ces impératifs mènerait à des stratégies nouvelles plus robustes à l'ambiguïté de la complexité. Heureusement, ces stratégies ont déjà été définies dans le domaine scientifique de la gestion des risques et des crises . Ceci inclut :

  • Rechercher de façon systématique le côté potentiellement destructeur de la complexité. La firme Johnson and Johnson par exemple, après l'empoisonnement des capsules Tylenol, n'a pas conclut qu'un acte terroriste contre ce produit était improbable. Ils ont simulé délibérément des attaques terroristes contre le Tylenol et modifié les caractéristiques de ce produit et de son emballage.

  • Accroître l'impératif de la sécurité dans le design des produits. Il est évident que le Pentagone, construit par des militaires avec un soucis de sécurité, a mieux résisté aux attentats. Ceci a des implications importantes pour le design d'ouvrages aussi différents que des tours à bureaux, des barrages ou des centrales nucléaires.


  • Diminuer le couplage entre les éléments d'un système. La tempête du verglas, par exemple, nous a démontré notre dépendance aux systèmes centralisés. Des stratégies plus robustes incluent aussi, par exemple, l'utilisation de mini-centrales plus près des communautés ou des systèmes d'appoints individuels, comme des génératrices et des feux à combustion lente.

  • Encourager une distribution éthique de la richesse. Sans insinuer que cela soit une excuse, il semble évident que le fait que des personnes gagnent moins de 1 dollar par jour encourage la violence. Déjà les révolutionnaires français de 1789 criaient "risquons tout puisque nous avons rien".


  • Développer une véritable culture de sécurité civile. Ceci inclut la capacité d'envisager, sans tomber dans la paranoïa, le côté destructeur de la complexité et de prémunir contre lui. Les tentatives actuelles de réduire l'effet de serre, par exemple, vont dans ce sens. Aussi, en Nouvelle Zélande, la population est préparée à se prendre en main durant une durée de trois jours, dans l'avènement d'une catastrophe.


  • Encourager l'apprentissage des crises majeures. Cette dernière stratégie vise à tirer les leçons profondes de l'émergence d'une crise. Dans le cas du World Trade Center, il est impératif que nous apprenions à mieux tolérer les différences culturelles et religieuses des peuples de la terre, tout en neutralisant le terrorisme.

Paul Tillich, le célèbre théologien, nous avait déjà mis en garde au sujet des deux facettes de la complexité : "J'ai la conviction", a-t-il déclaré en 1963 à des gens d'affaires à New York, " que la caractéristique de la condition humaine, tout comme celle de la vie en général, est l'ambiguïté : ce mélange inséparable du bien et du mal, du vrai et du faux, des forces créatrices et destructrices - tant au niveau individuel que social [...] Celui ou celle qui n'est pas conscient de l'ambiguïté de sa perfection, en tant que personne et dans son travail, n'a pas encore atteint la maturité". Dans notre monde complexe où Batman n'existe pas mais où les Jokers sont bien réels et ne disparaîtrons pas de si tôt, il est urgent que nous ne nous arrêtions pas aux seules stratégies de la force et de la fuite. Nous nous devons de développer, de plus, une autre maturité.